Tombeau de Trakl
Georg Trakl,
né à Salzbourg en 1887 et mort probablement d'une overdose
à l'hôpital militaire psychiatrique de Cracovie le 3 novembre
1914, nous a laissé les poèmes les plus fulgurants de
son temps, de tout temps. Un " chaos d'images ", mais illuminé
par un " il d'or " ; un chant du Trépassé
soulevant un monde immémorial et crépusculaire.
Rilke se demandait
déjà : " Mais qui pouvait-il bien être ? "
Comment répondre, si Trakl lui-même se disait tantôt
à demi né, tantôt parfaitement mort ; si, surtout,
il vouait toute communication à l'impossible ?
A partir de ses
poèmes, des quelques lettres qu'il nous reste (car l'essentiel
de sa correspondance, avec sa sur Grete, son double et peut-être
sa " fiancée du vent ", a disparu, brûlée
par la famille horrifiée) ; à partir enfin du récit
de son éditeur, Ludwig von Ficker, qui assista aux derniers moments
du poète fou de douleur après la boucherie de Grodek,
on a tenté moins de raconter une vie insaisissable que d'indiquer
les ferments stellaires qui composent ou décomposent une flamme
sans feu ni lieu, le vent solitaire d'un dieu oublié. Cette flamme
aura touché les plus forts esprits de notre siècle : Martin
Heidegger d'abord, Jacques Derrida à sa suite : " Faut-il
brûler Trakl ? " se demande, en guise d'Envoi, la pensée
qui se tient en arrêt sur le seuil pétrifié.
Alors nous pourrions
entendre d'une tout autre oreille le vers de Trakl, "le soir change
sens et image ", et comprendre, enfin, en ce soir du sens qui s'appelle
" occident ", que la métamorphose opérée
n'est pas le tournant magique du soir en un matin radieux, mais celle
du soir en lui-même, en ce qu'il a toujours déjà
été sans l'être jamais : le pays du sens perdu,
ce continent où, dit Rimbaud, " rôde la folie ".
La folie est le sens du sens, et inversement : il n'y a pas de lieu
du poème, pas de lieu du lieu, ni de sens du sens.
Collection
"L'extrême contemporain", Belin, 1992. ISBN : 2-7011-1439-X