Pour Christian
Boissinot à Québec
Médiane, Magazine philosophique québécois, vol. 3
(2) ; printemps 2008
" A
prendre le terme dans la rigueur de l'acception, il n'a jamais existé
de véritable démocratie, et il n'en existera jamais. "
Selon Rousseau (Du Contrat social III, 4), peut-être le seul philosophe
à avoir avoué ses faveurs pour elle, la démocratie
ne saurait répondre à la question de sa vie ou de sa mort,
puisqu'elle n'a jamais existé, ni n'existera jamais. Autant parler
de la mort d'une chimère, ou d'un pur être de raison, objet
mental né de l'imagination d'un démiurge un peu dérangé.
Rousseau
explique ainsi la raison de l'inexistence de cette " chose "
pourtant fort simple et commune : il est " contre l'ordre naturel
que le grand nombre gouverne et que le petit soit gouverné ".
L'ordre naturel ? De quel ordre et de quel naturel Rousseau entend-il
se prévaloir ? Son Discours sur l'origine et les fondements de
l'inégalité parmi les hommes pose l'hypothèse, purement
heuristique, d'un état de nature qui ressemble fort à la
" véritable " démocratie en ce qu'il désigne
" un état qui n'existe plus, qui n'a peut-être point
existé, qui probablement n'existera jamais ". La démocratie
se situe donc à l'extrême opposé de l'ordre naturel
chez " les hommes ", où règne l'inégalité,
et où il est contrenature que le petit nombre des forts obéissent
au grand nombre des faibles. De la sorte, la démocratie "
est " (si elle a un être, et de quel genre) contre-nature,
et pourtant c'est le mode d'association qui se rapproche le plus de l'état
de nature, en ce qu'elle restaure la souveraineté (hypothétique)
de l'homme naturel, devenu " peuple ". Or l'état de nature
ressemble au contrat démocratique, en ce qu'il ne lie qu'à
soi, c'est-à-dire lie sans lier, en se réservant toujours
la possibilité de reprendre sa liberté.
Mais qui
a jamais pris le terme dans " la rigueur de l'acception " ?
N'y a-t-il pas contradiction entre " démocratie " et
" rigueur ", définition rigoureuse ? Y a-t-il même
unité d'un seul et même phénomène appelé
" démocratie " ? Tout au moins le nom parle-t-il en une
langue qui a porté d'autres phénomènes tout aussi
singuliers-la philosophie, entre autres. Apparition tardive et ambiguë,
la " démocratie " est une invention du logos grec, mais
d'un logos que le philosophe dira dévoyé par les démagogues
et autres sophistes qui ne parlent au nom du peuple que pour mieux le
contrôler. D'ailleurs, pour Rousseau, l'épisode athénien
n'entre même pas en ligne de compte, tant il est persuadé
que les conditions de l'existence moderne, notamment la croissance démographique,
interdisent ou limitent à de petits Etats la possibilité
d'une " véritable " démocratie.
Reprenant
au fond la position de Rousseau, Jacques Derrida en avait appelé
naguère à une démocratie " à venir "
dans un sens radicalement différent du simple avenir que l'on peut
prédire et donc maîtriser, prévenir ou réaliser.
Sa proposition avait la vertu de nous rappeler qu'aucune démocratie
présente ou passée n'est ou n'a été parfaite,
dans la mesure même où ce que Rousseau appelait " perfectibilité
" de l'être humain en est sa condition de possibilité.
Ce sera le titre d'un des plus forts discours de la campagne d'Obama,
celui du 18 mars 2008, tenu à Philadelphie pour célébrer
la déclaration d'indépendance à la convention de
1787. " WE THE PEOPLE, in order to form a more perfect union ",
" Nous le peuple, afin de former une union plus parfaite ".
Perfectible, le document signé il y a 221 ans l'était assurément,
parce que, remarque Obama, il était " entaché du péché
originel propre à cette nation, l'esclavage ".
Le danger
à trop dissocier " la " démocratie des conditions
données, historiques, de son existence " parmi les hommes
" est de la rendre utopique comme un idéal, fût-il régulateur,
de la raison pure. Non qu'il faille réduire la distance infinie
entre l'idée ou le droit et le fait avec le risque d'une identification
totalitaire ; mais parce qu'il faut se demander d'abord si " la "
démocratie a jamais pu se constituer en idée avant de surgir
en fait, comme une " force " (kratos), un pouvoir d'affirmation
et même d'auto-affirmation : démocratie performative, plus
encore que perfectible, mais avant tout démocratie en action comme
en paroles, " en avant " comme, selon Rimbaud, la poésie
" sera en avant ".
Il n'y a
pas de démocratie véritable, conforme à son idée.
Pour Rousseau, cela signifie qu'elle ne peut être que directement
présente à elle-même, sans aucun corps intermédiaire,
sans représentants donc, lesquels sont à ses yeux un résidu
de féodalité. Mais, pour nous, cela signifie autre chose
: qu'il n'y a pas de vérité au-dessus de la démocratie,
ou que celle-ci n'est jamais présente à elle-même
dans l'immédiateté d'un donné intuitif. Pas de démocratie
sans cet écart : droit et fait ne peuvent jamais coïncider,
mais cette impossibilité constitue la condition de possibilité
d'une démocratie toujours à faire (plus encore qu'à
venir). " Faire ", ici, ne correspond pas à produire,
par quelque technique ; et c'est pourquoi toute technocratie comme toute
organisation corporative (y compris au sens capitaliste de l'anglais "
corporation ") est essentiellement non démocratique.
Mais "
faire ", c'est aussi " penser ", c'est même cela
d'abord et avant tout. Obama nous a rappelé que rien de grand ne
s'accomplit qui ne soit d'abord l'uvre d'une pensée endurante,
audacieuse, généreuse, immense. On y a vu de l'hybris, là
où au contraire jamais personne n'a cherché à s'effacer
autant derrière une vision, à partager, celle du bien commun.
Héraclite, un philosophe qui n'avait pas encore vu naître
la " démocratie ", et préférait jouer aux
dés avec les gosses sur les marches du temple d'Artémis
plutôt que de discuter " politique " avec ses concitoyens
qu'il n'était pas loin de tenir pour de sombres idiots (au sens
grec du privé, de ce qui ne vaut que pour un seul), expose une
vision assez similaire en affirmant que " commun est pour tous le
penser ". Un autre fragment explicite le sens du terme " commun
", en grec xunon, en le décomposant en deux parties : "
avec intelligence ", xun noou. Le commun, c'est l'intelligence en
commun, bien plus que ce qu'on appelle " sens commun " (Descartes
: " Le bon sens est la chose la mieux partagée au monde ").
Ceux qui " parlent " d'intelligence avec le sens (qui lui-même
rassemble, comme logos) doivent s'appuyer sur ce qui est commun à
tous, de même que la cité doit s'appuyer sur ses lois plus
encore que sur ses murs. Le vrai est toujours vrai pour tous : car ce
n'est " pas moi, mais le logos toujours vivant qu'il faut écouter
".
" Démocratie
" : ainsi titre un poème des Illuminations. " Le drapeau
va au paysage immonde, et notre patois étouffe le tambour. Aux
centres nous alimenterons la plus cynique prostitution. Nous massacrerons
les révoltes logiques. Aux pays poivrés et détrempés
!-au service des plus monstrueuses exploitations industrielles et militaires.
" Le paysage " immonde " qualifie le " monde qui va
" aussi bien maintenant qu'au moment où Rimbaud l'a décrit
: le cynisme des gouvernants ne s'est pas arrêté au seul
massacre des Communards, tout comme le colonialisme ne s'est pas borné
aux pays " poivrés et détrempés ". L'invasion
d'un pays souverain comme l'Irak s'est déroulée au nom d'une
" démocratie " inconnue de la population. Nous savons,
aujourd'hui, qu'aucun des arguments présentés pour justifier
cette invasion brutale ne tenait la route. " On " a fabriqué
des mensonges-des armes de destruction massive inexistantes auront servi
à détruire massivement un pays qui, certes, n'était
pas " démocratique ", mais qui, d'abord, n'était
pas le nôtre. L'ironie sanglante, blessante, vient de ce que "
nous " pouvions difficilement nous parer d'une démocratie
digne de ce nom, après le fiasco des élections en 2000.
La " démocratie " américaine était moribonde
après huit ans de mensonges éhontés, aveuglément
gobés par une masse écrasante de " conscrits du bon
vouloir ", comme si tout le pays avait vécu hors la loi, sur
un déni de justice permanent et même tout simplement un déni
de réalité. De la Constitution aux droits des gens les plus
élémentaires, y compris en temps de guerre, il ne subsistait
plus grand chose : tortures, déchéances, catastrophes soigneusement
impréparées, au milieu d'un enrichissement sans précédent
d'élites de plus en plus ouvertement cyniques et irresponsables.
C'est à
ce " moment " (décisif et pensé comme tel) qu'Obama
a percé. Rendant espoir, faisant même de l'espoir son mot
d'ordre-dangereux, mais salutaire. Faisant entendre une voix refusant
de se plier à la loi du silence, Obama avait toujours dit vrai,
sur la guerre avant tout. Et qui dit démocratie dit le devoir de
dire vrai, même si c'est impopulaire. Il n'y a pas de démocratie
sans cet espace de vérité, responsabilité et transparence
aux yeux de tous. Démocrate, Obama ne l'était pas au sens
d'un partisan, d'un chef de parti. Il ne se revendiquait d'aucune idéologie,
et ne semblait guère s'inquiéter de ses adversaires pourtant
redoutables et aguerris ; sous les plus vicieuses attaques il glissait
toujours plus intact et plus fort que jamais ; fort de cette foi, que
seul l'inclassable est incassable. C'est ainsi que le Magicien capable
de jeter un sort sur des foules hybrides par le seul rythme de ses phrases
a su gagner les voix de ceux et celles qui n'avaient pas voix au chapitre.
Plutôt que de chercher à rassembler une majorité,
il a fédéré toutes les minorités d'un coup,
toutes celles qui entendaient bien retrouver leur droit à dire
: " Nous, le peuple ! " " Yes We Can " : " oui,
nous le pouvons " - non pas avoir le pouvoir, mais affirmer ce "
nous " sans autre détermination : donc ni noirs ni blancs,
ni rouges ni bleus, les Etats-Unis, c'est nous, un point c'est tout. Ni
riches ni pauvres, ni jeunes ni vieux, ni hommes ni femmes: une logique
se déploie, celle du " ni
, ni
. " qui rappelle
le Neti Neti des Natifs Américains que citait John Cage. Le "
nous " nouveau (we que j'entends comme " oui ") ne s'autorise
d'aucune identité, surtout pas majoritaire : il surgit d'une alliance
sans appartenance, d'une promesse toute à l'avenir, quasi-messianique.
C'est juste la promesse que nous nous adressons, mais pas juste pour nous
: justice pour tout le monde, pour autant qu'il accepte ce monde, "
le même pour tous ", qui n'a été créé
par ni pour personne, ni dieu ni maître.
Du tout au
tout " le monde va changer de base ", comme annonçait
l'Internationale : " nous n'étions rien, soyons tout ! "
Et il ne peut changer de base, ce monde immonde, qu'à la base,
en partant du plus bas : " les gens ordinaires ", d'où
seul peut émerger l'extraordinaire. Encore celui-ci n'est-il précisément
rien d'autre, rien qui soit d'une autre " nature ". Mais l'ordinaire,
ce qu'il y a de plus commun au monde, cela n'apparaît justement
jamais en temps ordinaire, leçon de phénoménologie
élémentaire. Il faut une secousse violente, un spasme ou
un hoquet de l'histoire, pour le faire apparaître : ce qui eut lieu
avec Katrina, qui aurait dû engloutir avec ses monceaux d'ordures,
de déjections, humaines ou à peine, tout reste de "
foi " en ce qui était encore il y a peu tenu pour la plus
puissante " démocratie " du globe
Au milieu
d'Obama, il y a " ba ", le bas comme la base. Mais la nouveauté
du phénomène tient à ce que la base est éclatée
: géographiquement, c'est un nom qui vient d'ailleurs, parlant
quelque idiome africain ancestral ; par bonheur, en ces Etats-(des)-Unis
où les noms n'ont qu'une valeur indicative limitée, c'est
la loi du sol qui prévaut ; donc c'est de Hawaii, l'Etat le plus
lointain, le plus récemment constitué, que vient à
Obama sa naturalité (et non " nationalité ") américaine,
et donc son éligibilité. J'insiste sur ce qui peut paraître
secondaire au regard de la couleur : on a salué l'élection
du premier président noir des Etats-Unis, comme si c'était
là l'essentiel, un exploit comparable à " la première
président femme " comme aurait pu l'être sa rivale démocrate,
Clinton bis. Comme si, surtout, Obama était Noir et n'était
que cela. Or s'il a su éviter le piège de la race et se
faire élire par toutes les minorités, hispaniques comprises,
c'est qu'il était d'emblée plus d'un, plus d'une race, et
que, de plus, la part de " sang " noir ne lui venait pas des
esclaves importés d'Afrique. Pas de pureté au départ,
et donc il n'avait pas à porter le poids du passé sur ses
épaules, il était libre du " péché originel
" de l'esclavage, de cette marque d'infamie qui s'efface moins encore
qu'un tatouage - dans un de ses discours les plus vibrants, Obama citera
ce mot de Faulkner : " Le passé n'est jamais dépassé,
il n'est même jamais passé. "
" Ba
", en égyptien, c'est une des figures de la psyché.
On la figure toujours sous la forme d'un petit oiseau qui volète
au-dessus de la tête de la momie, elle-même réduite
à une base, un " camp de base ". Obama en appelle à
la base, à l'union à la base, selon l'ancienne devise du
pays : E Pluribus Unum, " de plus-d'un Un ", traduirai-je pour
souligner que cet Un, loin d'être un " unus deus ", se
constitue toujours de plus-d'un. L'Un commande mais, à la base,
il est toujours plus-d'un. C'est le sens de la relation à l'Un
qui compte ici : soit l'Un, du haut de sa position déjà
acquise, dicte à plus-d'un ses quatre volontés ; soit au
contraire, l'Un se divise ou plutôt se partage en plus-d'un, qui
pourtant n'agissent que " comme un seul homme ". L'idée
de base, encore que ce ne soit pas vraiment une idée, plutôt
le moteur et le transformateur du processus, de la marche en avant, consiste
à faire investir chacun dans le financement de la campagne, de
telle sorte qu'à la fin chacun se sente plus qu'intéressé,
pleinement actionnaire et propriétaire de l'entreprise. (Florissante,
au point que les sommes récoltées par le " mouvement
" ont pulvérisé tous les records, tant privés
que publics).
O Force du
ba ! il s'élève de la base et l'élève à
son tour, chacun se reflétant - virtuellement - en l'Un qui le
réfléchit lui-même agrandi, multiplié d'autant
de voix, figures, et à la limite passant les frontières
: se peut-il que nous ayons fini par élire le premier président
planétaire (ou global) de l'histoire ? Qu'est-il donc arrivé
à ce pays pour qu'il accomplisse un saut aussi extrême ?
A ce même pays qui, au lendemain du 11 septembre, s'était
replié sur soi, comme auto-immunisé en s'inventant une loi
dite " patriote ", amputant sérieusement les principales
libertés civiles-l'essentiel, donc, de la vie d'un citoyen-sous
la menace d'apocalypses terroristes largement imaginaires
Obama a-t-il
su réinventer le sens commun ? Sans communisme ni communion, sans
doctrine, sans rien que le commun à la base et comme la base même
? Mais qu'est-ce qui " nous " est commun ? Un mot de l'Internationale
(ce chant créé par un Communard qui a dû se réfugier
aux Etats-Unis pour éviter la répression des Versaillais)
répond : " C'est le genre humain " Genre étrange,
transgénérique, sans aucune détermination, comme
si sexe, couleur, profession, religion, culture, rien ne pouvait importer
au regard de l'enjeu - le sort de la planète entière, donc
toujours plus que juste " nous " ; un genre que Nietzsche appelait
" encore indéterminé ", genre sans définition,
résultant d'un métissage généralisé
qui réduira à néant toute classification des espèces
connues à ce jour. " Avec " Obama, une démocratie
globale (et locale, l'une n'allant pas sans l'autre) s'annonce-t-elle
? Un mouvement plus qu'un parti, une vision qui prend appui sur ce sens
nouveau de la base-l'élémentaire, comme la terre qui soutient
nos pieds, ou l'air que nous respirons, ou l'eau que nous buvons, tout
ce qu'il nous faut réapprendre à partager avec intelligence
et en intelligence avec tout le monde (y compris " l'ennemi "),
sans exclusion, mais avec ce sens de l'urgence qui s'éveille précisément
au moment et au lieu où toutes les " certitudes " élémentaires
commencent à faire cruellement défaut.
La démocratie,
comme un enfant terrible, ne reste jamais longtemps en place, toujours
inquiète, se portant comme en avant d'elle-même : jamais
donnée, évidente, facile ; mais toujours à faire,
ce qui ne se réduit pas à exercer un " droit "
de vote. Elle appelle à rester sur le qui vive, " éveillés
parmi les vivants et les morts " (car même les morts ont encore
leur mot à dire), conscients de la possibilité qu'il n'y
ait jamais de démocratie que comme la lutte permanente engagée
contre tout ce qui contribue " naturellement " à l'interdire
ou à l'étouffer. Mais, pour finir avec Héraclite
: " si tu n'espères pas l'inespéré, tu ne trouveras
pas ce que nul n'a encore découvert ".
|